Besoins : le corps et la vie Maslow, Rosenberg, Henderson, Psychologie positive par Thierry Tournebise

12 juin 2019 par Luci Sogorb

Les besoins sont des moteurs nécessaires à notre équilibre. Quand ils sont frustrés, ils engendrent bien des tensions et sont des indicateurs essentiels. Ils concernent la vie d’un Être et se situent à différents niveaux : peuvent être d’ordre physiologique (nécessités vitales du corps) ; d’ordre psychosocial (nécessité de la construction de sa personnalité, de son moi et de sa vie sociale) ; ou d’ordre existentiel (besoins de l’Être, au-delà du corps et de la personnalité, concernant pleinement le Soi qu’il est)

La notion de besoins a été particulièrement évoquée par trois auteurs : Abraham Maslow, Marshall Rosenberg, Virginia Henderson et enfin par la psychologie positive. Abraham Maslow l’a évoqué par rapport à la qualité de la psychothérapie et de l’accompagnement des patients en souffrance psychique ; Marshall Rosenberg l’a considéré du point de vue d’une très grande qualité de la communication ; Virginia Henderson l’a développé en vue d’une anamnèse de qualité permettant des soins infirmiers efficients. Nous devons ajouter le regard de la Psychologie positive qui envisage les besoins comme principaux moteurs existentiels, afin de fournir à un sujet la ressource qui anime sa vie.

Ces quatre références sont différentes, toutes pertinentes, et méritent notre attention. Ces quelques pages permettront de mieux les comprendre, de voir comment elles se complètent, et de mieux situer ce qu’elles recouvrent.

1    Besoins

1.1    Définition

Le mot « besogne » fut initialement « besoigne » (1160). Il vient du francique bisunnia (soin soucis) où « sunnja » signifie « soucis », « soigner », et où le préfixe « bi » indique la proximité*.

Finalement, « Besogne » et « besoin » ont des origines communes, bien qu’ils comportent quelques différences. Dans « besoin », nous avons l’idée de nécessité, d’exigence, situation pressante, situation critique. Ce mot définit quelque chose dont on ne peut pas se passer. De son côté, « besogne » a défini « querelle », « combat guerrier », « affaires commerciales », puis travail soutenu (après avoir délaissé le sens de « acte sexuel » usuel aux XVIIe et XVIIIe)*.

*Ces notions peuvent être retrouvées dans le dictionnaire historique de la langue française de Alain Ray – Robert, 2004.

Il est intéressant de remarquer que le mot « besoin » porte en lui « be-soign »« be » signifie « proximité » et « soing » exprime « soigner ». Cela donne à ce terme, quelque peu trivial, ses lettres de noblesse.

1.2    Nécessités, fondamentaux et urgences

La notion de besoins évoque ce qui est nécessaire, par opposition à ce qui est superflu. Il se trouve, comme le souligne Maslow, que d’un côté plus les besoins sont élevés* moins ils sont pressants tout en étant plus fondamentaux, et que d’un autre côté moins les besoins sont élevés plus ils sont pressants tout en étant moins essentiels. Nous tenterons de naviguer au cœur de ce paradoxe entre le vital d’un côté et l’essentiel de l’autre, l’urgence ou la profondeur, le physiologique ou l’ontique… etc.

*On entend par « besoins élevés » les besoins ontiques, existentiels et par « besoins moins élevés » les besoins psychosociaux, ou physiologiques.

Nous distinguerons aussi entre les « désirs » et les « besoins »… et surtout les « compensations », qui sont un type particulier de besoins. La notion d’« envie » trouvera un statut à part.

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2    Séquençage

2.1    Urgences vitales

Avoir un « besoin pressant » signifie populairement celui d’aller aux toilettes. Mais le besoin le plus urgent est de respirer. Quelques minutes sans le satisfaire conduit tout simplement à la mort. Le moins que l’on puisse dire est que c’est vital. Ensuite boire est essentiel (trois jours d’autonomie) puis manger (quelques semaines, deux ou trois mois). Mais il y a aussi la température de l’environnement (selon celle-ci, le temps de survie est plus ou moins long), le bruit, la santé, etc. Quant au besoin d’aller à la selle, l’expression « comment allez-vous ? » vient de « comment allez-vous à la selle ? ». C’était selon la médecine d’autrefois un diagnostic essentiel, permettant d’en déduire l’état de santé… et cela reste toujours une donnée importante.

Il est clair cependant que boire correctement, manger à sa faim, être dans une bonne température, en bonne santé, aller à la selle et uriner correctement… même si cela est essentiel, cela ne suffit pas à combler un Être ! Quand ces besoins sont frustrés, il y a plus ou moins urgence, poussant à la gestion de la situation. Cependant, la satisfaction qui résulte de cette gestion correcte ne conduit pas à un bonheur durable, en dépit d’un grand confort soudainement éprouvé.

2.2    Urgences modérées

Puis quand le corps dispose de ce dont il a besoin pour vivre, le domaine psychique entre en jeu. Il y a la qualité de la vie familiale et de la vie sociale qui nous porte à des actions appropriées.

Cette zone de besoin comporte une ambigüité entre profondeur et superficialité. Car, soit nous y sommes existentiellement comblés et alors il ne s’agit plus du niveau psychosocial mais du niveau ontique (existentiel), soit nous y adoptons simplement des personnages ou des stratégies salutaires, permettant d’accéder à d’éphémères récompenses… et, dans ce cas, nous pouvons être familialement et socialement pourvus, tout en étant existentiellement frustrés. Par exemple un travail et un bon salaire mais sans aucune reconnaissance, un couple sans amour, des enfants indifférents etc. Le manque est évident !

Ici, quand je parle de niveau psychosocial, je parle des statuts familiaux, professionnels, ou diversement sociaux, que nous adoptons, et non de la dimension ontique. C’est alors la zone du moi, des personnalités, des stratégies subtiles pour arriver à ses fins, c’est la zone des profits plus ou moins déguisés en « générosités » apparentes, c’est la zone intéressée.

S’il est souvent juste de vivre avec une famille, en couple, avec des enfants, d’avoir un métier, un salaire, un statut social reconnu (ce qui n’est déjà pas si mal !) Il se trouve cependant que cela ne suffit pas à combler un Être, et qu’une fois que tout cela est là, en dépit d’une éphémère satisfaction éprouvée, il y a rapidement une quête de quelque chose de plus. Mais ce « plus » est souvent mal identifié, car il s’agit d’un « plus d’être » et non d’un « plus d’avoir ». Il s’agit plus de « vivre avec une famille », de « vivre en couple », de « vivre avec ses enfants », que « d’avoir une famille », « d’avoir un couple » ou « d’avoir des enfants ».

Ces avancées psychosociales ne peuvent à elles-seules être source de plénitude (sauf quand elles sont vécues à un autre niveau). D’ailleurs, nous verrons aussi que le simple fait de manger peut, soit être purement physiologique, soit être une sorte de communion avec la nature… Nous avons dans le premier cas une satisfaction purement physiologique, dans le second une satisfaction existentielle qui l’accompagne, en interaction avec une nature dont nous faisons partie et qui nous constitue aussi.

2.3    Besoins plus subtils

Quand les besoins physiologiques et psychosociaux sont satisfaits, il reste des besoins plus subtils, d’ordre existentiel. En dépit de tout ce que l’on peut avoir abouti physiquement ou socialement, si cette zone subtile reste frustrée, il y a une interminable insatisfaction que l’on peine à identifier. L’on peut alors ajouter n’importe quoi aux niveaux physiologique ou psychosocial, une sorte d’indéfinissable « faim » demeure.

Comme le disait Abraham Maslow :

« Il est évident que nous ne pourrons jamais comprendre totalement le besoin d’amour, aussi étendu que soit notre savoir sur le moteur de la faim » (Maslow, 2008, p.43).

Il convient alors de tourner son attention dans une direction nouvelle : les besoins existentiels, que Maslow nomme « besoins ontiques »*

*L’ontologie est la science de l’Être, l’ontogénèse est la naissance ou l’évolution de l’Être.

Il s’agit de besoins subtils tels que la reconnaissance, l’amour, la créativité, la justice, la justesse, l’harmonie, l’équilibre, la beauté etc.

Il semblerait paradoxalement que ces besoins soient plus essentiels à notre équilibre que les besoins physiologiques, quand bien même leur satisfaction peut être plus facilement différée : ils sont moins impérieux, tout en étant plus essentiels.

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3    Quatre approches des besoins

3.1    Virginia Henderson

Nous avons vu que le mot « besoin » est aussi « be » (proximité) et « soing » (soigner). C’est sans doute ce point qui donne tout le sens à ce que nous propose Virginia Henderson qui est infirmière, et qui est une référence dans les cours dispensés dans les IFSI (Institut de formation en soins infirmiers).

Son listage des besoins a pour projet la qualité des soins. Il met l’attention du soignant sur des points à ne pas manquer pour délivrer une prestation de qualité.

Pour en simplifier l’approche je les proposerai en trois catégories : corporel, corporel et psychosocial, psychosocial et ontique :

3.1.1    CORPOREL

Respirer – boire – manger – éliminer – se mouvoir dans une bonne posture

Nous y trouvons les échanges gazeux, manger, mâcher, déglutir, disposer d’aliments nutritifs, assurer son hygiène intime et l’élimination urinaire ou fécale de façon autonome, les mouvements et déplacements possibles en sécurité (avec ou sans outils ou appareillages), la conscience des possibilités et des limites de son corps.

Nous avons là le physiologique, mais aussi avec une certaine conscience du corps et une nécessité d’autonomie qui sont des incursions dans les besoins psychologiques, voire existentiels. La notion d’autonomie n’est pas simplement le fait de faire seul, d’être valide, mais surtout de faire selon ce que l’on souhaite (ainsi que nous le verrons en psychologie positive). Quant à la conscience du corps, elle se situe aussi dans une zone existentielle et dépasse largement les basiques besoins d’air, de nourriture, d’élimination ou de déplacement.

3.1.2    CORPOREL ET PSYCHOSOCIAL

Dormir – Se vêtir et se dévêtir – Maintenir sa température corporelle – Être propre et protéger ses téguments

Gestion du repos et de l’énergie, des vêtements. Identité physique ou mentale, savoir ajuster les moyens donnant une bonne température corporelle, mais aussi capacité de propreté corporelle, conscience du bien-être, capacité à se sentir beau et à se percevoir dans le regard d’autrui.

Se percevoir dans le regard d’autrui permet de réguler son propre comportement social, son apparence, son hygiène. C’est à la fois une ressource et une source d’inquiétude car, comment l’autre nous voit, nous préoccupe parfois à l’excès. Une préoccupation excessive concernant l’apparence peut nous éloigner de la profondeur et de la présence. Or, la présence, qui est une dimension ontique, est un fondement majeur des rapports sociaux.

3.1.3    PSYCHOSOCIAL ET ONTIQUE

Eviter les dangers – communiquer avec ses semblables – agir selon ses croyances et ses valeurs – s’occuper en vue de se réaliser – se recréer – apprendre

« Eviter les dangers » est le besoin de sécurité. « Communiquer avec ses semblables » correspond à un besoin d’appartenance, de code commun sur le plan psychosocial, ou de rencontre sur le plan ontique. La possibilité de « vivre selon ses propres valeurs » correspond au besoin d’autonomie évoqué en psychologie positive. S’occuper en vue de se réaliser vise soit le psychosocial (besoin d’estime, d’admiration, de valeur, place sociale) soit l’ontique (accomplissement de Soi, ouverture à autrui).

Nous y trouvons le fait de se cultiver, mais cela peut aussi bien viser un simple passe-temps (compensation du vide existentiellement ressenti), que le psychosocial (être brillant, avoir une place distinguée), que l’ontique (rencontre du Monde et capacité à l’habiter, transmission à autrui).

3.1.4    Des nécessités et des subtilités

Nous nous rendons compte que ces différents points ne sont pas aisés à définir puisque chacun peut refléter différents aspects, différents niveaux. Néanmoins, nous voyons bien que Virginia Henderson souhaite nous y montrer une progression et que plus nous avançons dans la liste des besoins, plus la dimension ontique apparaît implicitement.

Il est clair qu’une mauvaise interprétation de ces besoins peut égarer une équipe de soin qui risque alors de ne proposer que de l’occupationnel, sans tenir compte de la dimension créatrice, du respect des valeurs, de la nécessité de se réaliser, de transmettre. Notamment avec des personnes âgées qui se retrouvent ainsi avec de vulgaires « passe-temps », alors qu’il leur est plus nécessaire de vivre ce temps restant que de simplement le passer. Il s’agit plus de savoir occuper ce temps (vraiment y être), de davantage « s’occuper » dans le sens de « s’habiter » et « d’être pleinement qui l’on a à être »… que de s’occuper à faire des choses où l’on est surtout « occupé par ce qu’on fait », mais toujours désespérément « vide de Soi ».

Un projet purement occupationnel peut avoir une valeur ergothérapique (s’il est bien conçu), mais être existentiellement inutile, voire contreproductif, jusqu’à s’éloigner de soi-même (s’il n’est que passe-temps). Une juste action, au niveau des besoins élevés, conduit à une noble sénescence accompagnant un vrai projet de vie, alors que le simple occupationnel favorise une triste sénilité en une sorte de naufrage ontique avec une disparition de soi. Le soi-disant « projet de vie » risque ainsi de se transformer insidieusement en « projet de mort ». Bien sûr tel n’est pas le projet de Virginia Henderson, mais bien des équipes de soin peuvent s’y perdre si ces nuances ne sont pas perçues.

Virginia Henderson 1960 – théorie relative aux besoins des individus et aux soins infirmiers https://www.psychaanalyse.com/pdf/psychologie_14_BESOINS_FONDAMENTAUX_VIRGINIA_HENDERSON.pdf

Virginia Henderson – son histoire   USA   30/11/1897 – 19/03/1996
https://www.infirmiers.com/etudiants-en-ifsi/cours/cours-soins-infirmiers-virginia-henderson.html

3.2    Marshall Rosenberg et CNV (communication non violente)

Si Virginia Henderson mettait l’attention sur le soin, Marshall Rosenberg, lui vise la qualité de la vie au niveau de la communication (ce qui d’ailleurs est aussi essentiel dans le soin). Il appuie son approche sur les besoins qu’il convient d’affirmer chez soi et de pleinement valider chez l’autre. Il insiste particulièrement sur l’humanité des individus et sur l’empathie. Citant Chouang Tseu, il en donne une définition complétant bien celle de Carl Rogers (dont il était proche) :

« L’empathie exige que l’on écoute de tout son être : l’écoute exclusivement auditive est une chose. L’écoute intellectuelle en est une autre. Mais l’écoute de l’esprit ne se limite pas à une seule faculté – l’audition ou la compréhension intellectuelle. Elle requière un état de vacuité de toutes les facultés. Lorsque cet état est atteint, l’être tout entier est à l’écoute. On parvient alors à saisir directement ce qui est là, devant soi, ce qui ne peut être entendu par l’oreille ou compris par l’esprit » (Rosenberg, 2002, p.108)

Virginia Henderson se préoccupait bien sûr aussi des échanges, de la transmission, de la vie sociale, mais nous devons à Marshal Rosenberg de nouvelles précisions à ce sujet. S’il ne va pas jusqu’à la dimension de la psychothérapie, il va pleinement vers la dimension ontique, clairement affichée, mais pourtant si difficile à énoncer qu’il arrive que certaines personnes suivant ses pas en oublient l’importance.

Dans son ouvrage « Les mots sont des fenêtres, ou bien des murs », il décrit ces besoins dans l’ordre suivant, dont pourtant il n’est pas aisé de suivre la hiérarchie (2002, pp.69-71) :

3.2.1    Besoin d’AUTONOMIE

Choix personnels, projets de vie, valeurs intimes.

Nous sommes ici dans une dimension avant tout ontique, profondément existentielle.

3.2.2    Besoin de CELEBRATION

Besoin de mémoire tant pour les beautés de la vie que pour les deuils, les déceptions.

Le besoin de mémoire est essentiel. Autant pour le beau, que pour les peines. D’ailleurs il s’exprime souvent spontanément par les symptômes psychiques et les « patterns », qui ne sont autre chose que des répétitions visant à « ne pas oublier », en attendant « une intégration salutaire ». Quant aux somatisations elles sont un peu comme une sorte de « mémorial corporel ».

Marschall Rosenberg n’évoque pas ce dernier point concernant les symptômes, car il n’est pas axé sur la dimension thérapeutique, mais il précise bien aussi « deuils et déceptions ». Ce fait psychique mérite utilement d’être considéré.

J’apprécie particulièrement Marchall Rosenberg, mais ne me sens pas à l’aise avec ce mot « célébration » qui, d’une part contient « célèbre » (ce qui ne sert pas notre propos), d’autre part évoque une sorte de ritualisation (ce qui nous en éloigne aussi). La notion d’émerveillement ou de considération, de reconnaissance me semblerait plus appropriée pour désigner cette zone de besoin.

Ce que Rosenberg nous évoque ici avec pertinence, c’est combien chacun de ceux que nous avons été, ainsi que la conscience de la Vie, se doivent d’être présents en nous tout au long de l’existence, en considération.

3.2.3    Besoin d’INTEGRITE

Être créatif, authentique, pleinement Soi, nourri par une quête de sens.

Nous verrons en psychologie positive à quel point le besoin de sens est un besoin fondamental.

La créativité, l’authenticité, le sens, sont pleinement des besoins ontiques, dont un Être est nourri quand tout va bien. S’ils sont frustrés, il en résulte une pénibilité ou même une grande souffrance.

3.2.4    Besoin d’INTERDEPENDANCE

Acceptation, amour, appartenance communautaire, appréciation, chaleur humaine, compréhension, confiance, contribution à l’épanouissement de la vie, délicatesse et tact, empathie, honnêteté et sincérité, proximité, respect, sécurité, soutien.

Rosenberg nous montre ici à quel point nous sommes en interaction avec autrui sur une multitude de points.

Tout cela concerne l’interdépendance, mais certains de ces besoins sont plus d’ordre psychosocial et d’autres d’ordre ontique : L’appartenance communautaire (besoin d’appartenance) et la sécurité (besoin de sécurité) sont plus d’ordre psychosocial, comme nous le verrons avec Maslow.

Ce que Rosenberg a parfaitement pointé c’est ce besoin d’être avec autrui, mais il a mêlé les besoins ontiques avec quelques besoins psychosociaux.

3.2.5    Besoins PHYSIOLOGIQUES

Abri, air, eau, expression sexuelle, mouvement exercice, nourriture, protection contre les agents qui menacent la vie (bactéries, prédateurs divers dont certains êtres humains), repos, toucher et contact physique.

Puis il aborde les besoins physiologiques, qui finalement sont des besoins de base. Nous y avons les besoins du corps, mais aussi le besoin de sécurité qui réapparaît.

3.2.6    Besoin de JEU

Rosenberg ne donne pas de détails à ce sujet. Nous noterons cependant que le jeu peut être didactique (apprentissage), mais aussi « passe-temps » (oublier le vide existentiel) ou faire valoir (compétition, besoin d’estime, d’être le meilleur). Nous différencierons le jeu (espace délimité avec des règles précises dans un but donné et l’amusement (être le museau en l’air… ce qui semble péjoratif, mais qui signifie aussi « oser se laisser inspirer par les étoiles »).*

*Lire à ce sujet ma publication de juillet 2016 sur ce site « Jouer ou s’amuser »

3.2.7    Besoin de COMMUNION SPIRITUELLE

Beauté, harmonie, inspiration, ordre, paix.

Ici, Rosenberg aborde les besoins purement ontiques où nous trouverons de belles précisions chez Abraham Maslow. La dimension existentielle y est évidente et le mot « spirituel » n’est bien sûr pas à entendre dans un sens religieux, mais dans celui d’une dimension profonde de la psyché humaine.

3.2.8    Un principe d’affirmation et de reconnaissance

Marshall Rosenberg nous invite à oser valider les besoins de notre interlocuteur et à ne pas hésiter à affirmer les nôtres. Il est cependant délicat d’identifier chez notre interlocuteur le besoin qui est en train d’opérer en lui.

Si les besoins physiologiques et psychosociaux ne doivent pas être négligés, nous verrons que les besoins ontiques sont fondamentaux et qu’il s’agit souvent de les valider chez notre interlocuteur. Quant aux nôtres, il en est de même, et il arrive souvent qu’un besoin de la zone « inférieure » indique une frustration sur un besoin « plus élevé ». D’où des attitudes insatiables, car n’opérant pas au bon niveau.

De cette reconnaissance et de ces validations, il résulte des échanges plus fluides, plus respectueux et plus opérationnels. Marschall Rosenberg en a structuré la Communication Non Violente (CNV), dont il nous offre les principes pour faciliter notre vie, nos rencontres, notre façon d’être au monde. Nous trouvons là de belles précisions sur l’empathie (tact psychique) et aussi l’assertivité (affirmation de soi dans le respect d’autrui).

3.3    Abraham Maslow (sans pyramide)

Abraham Maslow et une grande figure de la psychothérapie et de la dimension existentielle de la psyché. Tout comme Marshall Rosenberg ou Carl Rogers il est un humaniste exceptionnel. S’il ne nous a pas partagé les processus de la démarche thérapeutique, il a cependant été très précis sur le fait qu’une psychopathologie est d’ordre carentielle (frustration d’un besoin) : un manque d’humanité, c’est-à-dire un manque de l’humain que nous avons à être (il est en quelque sorte précurseur de la psychologie positive). Notre besoin d’humanité étant frustré, il en résulte des souffrances psychiques profondes. Maslow nomme cette dimension existentielle : « ontique ». Il est sans doute un de ceux qui a été le plus précis à ce sujet. Quand il évoque les besoins il précise qu’ils concernent le physiologique, la sécurité, l’appartenance, l’estime, l’accomplissement (zone ontique).

Cette hiérarchie en cinq points a conduit certains auteurs à interpréter le propos de Maslow en l’illustrant par une pyramide, plaçant les besoins ontiques au sommet, pareils à une cerise sur un gâteau. Pourtant, d’une part Maslow n’a jamais parlé de pyramide, d’autre part cette illustration pyramidale est un raccourci qui ne reflète pas vraiment les subtilités de son propos. Elle ne reflète pas l’importance des besoins ontiques qui œuvrent quasiment comme un fondement et non comme une pointe, une ultime décoration de pâtisserie.

Il a été reproché à Maslow que la satisfaction d’un besoin s’accompagne en vérité d’une certaine insatiabilité. Mais il a bien précisé ce point délicat et ses détracteurs l’ont sans doute mal lu :

« Si un besoin est satisfait, alors un autre émerge. Cette affirmation peut donner l’impression erronée qu’un besoin doit être satisfait à 100% avant que le besoin suivant émerge. Dans la réalité, la plupart des individus normaux dans notre société sont en même temps partiellement satisfaits dans tous leurs besoins fondamentaux et partiellement insatisfaits dans tous leurs besoins fondamentaux » (2008, p.74).

Et ce qu’il a surtout précisé, c’est que ontiquement satisfait, l’on supporte mieux les frustrations sur les autres niveaux… et cela est un point essentiel. D’autre part, il n’a pas dit que le besoin satisfait disparaît, mais juste qu’il cesse d’être déterminant ou organisateur du comportement.

« Lorsqu’ils sont chroniquement satisfaits, les besoins physiologiques et leurs buts partiels cessent d’exister comme déterminants ou organisateurs du comportement » (ibid, p.60)

Je proposerai d’aborder les besoins que propose Maslow en trois séries : les besoins physiologiques, les besoins psychosociaux, les besoins ontiques. Ce classement permet un repérage plus aisé, que vous avez sans doute déjà entr’aperçu dans mes descriptions précédentes.

3.3.1    Les besoins PHYSIOLOGIQUES

 Nourriture, respiration, température, sexualité.

Il s’agit des besoins corporels. Abraham Maslow, résolument tourné vers les besoins existentiels, n’en oublie pas pour autant le corps et ses nécessités. Quant au besoin sexuel, il a l’astucieuse idée de le considérer tant sur le niveau physiologique (pulsionnel), que sur le plan psychosocial (stratégie performance), que sur le plan ontique (extase). Concernant l’appétit physiologique, il met en avant la capacité du corps à réguler son homéostasie et à maintenir ses constantes sur différentes zones :

« Si le corps manque d’un certain élément chimique, l’individu tendra à développer un appétit spécifique, ou faim partielle, pour cet élément nutritif » (Maslow – 2008, p.58).

Nous verrons qu’implicitement, la plupart des besoins peuvent, comme la sexualité, être envisagés à différents niveaux.

« …tout besoin physiologique et le comportement d’assouvissement qui lui est lié servent de canaux à toute sorte d’autres besoins. Une personne qui pense qu’elle a faim peut en fait rechercher davantage du confort ou de la dépendance, par exemple que des vitamines ou des protéines » (Ibid., p58).

Cela nous conduit alors aux autres séries de besoins : les besoins psychosociaux et les besoins ontiques. La nourriture, le repas peuvent devenir une façon de partager avec d’autres (appartenance), ou même gastronomiquement de briller (besoin d’estime), ou de toucher une créativité artistique sensible à l’harmonie, un goût pour l’esthétique gustative, un élan de rendre autrui heureux (besoin ontique).

3.3.2    Les besoins PSYCHOSOCIAUX

Sécurité, appartenance, estime

Le besoin de sécurité est un bon intermédiaire entre le physiologique et le psychosocial. L’évitement des dangers et des prédations est bien évidemment une nécessité impérieuse et doit même, sur le plan phylogénétique (le cours de l’évolution), représenter un des éléments fondamentaux de notre histoire de l’évolution… probablement imprimé intimement au plus profond de nos cellules, comme une mémoire ancestrale.

Le besoin d’appartenance conduit à rechercher un environnement à la fois protecteur et racine. Se retrouvant « hors dangers » dans cet environnement, cela assure la transition entre la sécurité et les sources existentielles. Pour être admis dans cet environnement auquel alors on appartient (l’homme au monde qu’est le Dasein d’Heidegger), il convient plus ou moins de se soumettre à a ce qui est attendu par le groupe dans lequel on arrive… et ainsi un peu de renoncer à soi. Faute de savoir suffisamment être « au monde » l’on va alors être « à un groupe ». Pour survivre, nous allons ainsi paradoxalement moins exister individuellement et mettre « qui nous sommes » en veilleuse, au profit d’un « paraître conforme ».

Le besoin d’estime. Nous venons de voir que le besoin d’appartenance frustre la zone existentielle (être qui l’on a à être). Alors une parade temporaire consiste alors à passer au besoin d’estime (à ne pas confondre avec le besoin de reconnaissance que nous verrons également tout à l’heure). Nous tentons alors, au sein du groupe auquel on appartient, de devenir un élément distingué, admiré de tous. Nous tentons d’avoir une « valeur confirmée » grâce à quelques actions d’éclat. Cette « valeur » permet l’estime (estimer c’est évaluer). II s’agit alors d’à la fois satisfaire le besoin d’appartenance en faisant partie du groupe, et le besoin d’estime en s’y faisant remarquer comme un élément exceptionnel.

Nous trouvons là les œuvres de l’ego, qui est une manière d’être au monde (l’étant de Heidegger), d’y faire face, d’y être en sécurité, d’en tirer profit afin de satisfaire ses appétits premiers.

Il s’y trouve une forme d’égoïsme et d’égocentrisme cherchant le profit et la brillance. Heureusement, le surmoi, avec ses règles enseignées ou implicitement introjectées, agit tel une sorte de prothèse de conscience, venant plus ou moins au secours de la communauté qui ne pourrait survivre si seul l’égo (le moi) était à l’œuvre. La première pulsion de besoin vient du ça qui tente de se satisfaire sans discernement. Puis les stratégies viennent du moi (égo, personnalité) afin d’optimiser la sécurité et les profits. Enfin, le surmoi, tel une prothèse de conscience en régule plus ou moins les excès… et permet une vie sociale. C’est l’endroit des règles et des protocoles respectés par soumission et non par conscience d’autrui.

Bien sûr si seul ces besoins sont pris en compte, on ne trouve pas la dimension humaine des individus. Or cette dimension d’humanité est aussi motrice dans les comportements, et nous trouvons un enchevêtrement des besoins qui ne sont ni tout l’un ni tout l’autre. Leur succession n’est pas totalement hiérarchisée et ils sont tous un peu à l’œuvre, certains étant plus dominants que d’autres en fonction des contextes et des étapes de vie. Derrière tout cela, Abraham Maslow a eu le génie de remarquer que :

« Un homme doit être ce qu’il peut être. Il doit être vrai avec sa propre nature » (Maslow, 2008, p.66).

Cela nous conduit à cette nouvelle sorte de besoins : les besoins ontiques

3.3.3    Les besoins ONTIQUES

Voici une zone de besoins qui a souvent été mal identifiée. Il n’est pas aisé de trouver les mots qui les désignent. Virginia Henderson parle de « communiquer avec ses semblables – agir selon ses croyances et ses valeurs – s’occuper en vue de se réaliser – se recréer – apprendre ». Marshall Rosenberg évoque « la communion spirituelle avec beauté, harmonie, inspiration, ordre, paix ».

Maslow met en exergue cette zone de façon plus précise avec ce qu’il nomme « besoins ontiques ». Il évoque ainsi les besoins :

d’amour, de reconnaissance, d’harmonie, de justice, de justesse, d’esthétique…

Il ne les hiérarchise pas, les met en équivalence entre eux. Il parle ainsi d’une zone où se vivent des expériences qu’il dit « paroxystiques », comme si l’on y touchait un essentiel qui échappe à nos possibilités cognitives. Une subtilité dont certains artistes ou poètes savent rendre compte mais que notre intellect peine à analyser. Nous y sommes plus touchés par nos intuitions que par nos réflexions.

Quand il parle des besoins précédents, Maslow remarque qu’ils ne nous comblent pas vraiment et que nous courons toujours après quelque chose qui nous échappe :

« L’état de satisfaction se révèle n’être pas forcément un état de bonheur ou de contentement garanti. C’est un état incertain qui soulève plus de problèmes qu’il n’en résout. Cette découverte implique que, pour beaucoup de gens, l’unique définition d’une vie digne d’intérêt est de ˝manquer de quelque chose d’essentiel et de faire tout pour l’obtenir˝. » (2008, p.26-27)

Cette course aux objectifs, vers « quelque chose de plus », censée nous combler, finalement ne fait que compenser un manque plus indéfinissable : un manque ontique. Maslow nous fait remarquer que la course intéressée, qui semble tellement motrice, est un leurre dont la satisfaction des besoins ontiques nous libère :

« Mais nous savons que les individus accomplis, même si leurs besoins fondamentaux ont été satisfaits, trouvent leur existence encore plus riche de sens parce qu’ils peuvent vivre, pour ainsi dire, dans le domaine de l’Être. La notion ordinaire, courante, d’une vie digne d’intérêt est donc fausse ou au moins immature » (ibid.).

Même concernant la sexualité (qui a fait couler tant d’encre) il nous éclaire sur une nuance fondamentale dans la zone ontique :

« La sexualité peut être la source d’un plaisir extrême, plus intense que pour un individu moyen, tout en ne jouant pas un rôle prépondérant dans leur philosophie de la vie » (ibid., p242).

Vécue sur le plan purement physiologique la sexualité peut être une soumission à la dictature du « ça » (assouvissement sans discernement), vécue sur le plan psychosocial on y trouve les stratégies du moi (qui œuvrent dans le profit et dans la performance gratifiante et flatteuse), vécue sur le plan ontique, il s’y trouve une extase, une expérience paroxystique, qui reste totalement inconnue dans les autres niveaux, éternellement insatiables tant que l’ontique n’y est pas invité.

3.3.4    Paradoxes

Maslow considère ce niveau de l’Être comme essentiel, fondateur. Mu par des élans naturels, tels des instincts intimes et profonds, il représente un fondement discret mais essentiel de notre humanité. La société devrait y contribuer ! Pourtant Maslow, remarque un paradoxe très intéressant, concernant la contribution sociale à notre faim existentielle :

« Nous en arrivons à ce paradoxe que nos instincts humains, du moins ce qu’il en reste, sont si faibles qu’ils doivent être protégés contre la culture, contre l’éducation, contre l’apprentissage – en un mot contre le risque d’être étouffés par l’environnement. » (2008, p119).

Le risque de s’en retrouver perverti le conduit même encore plus loin dans son propos :

« Une personne qui se soumet volontiers aux forces de distorsions présentes dans la culture (c’est-à-dire un sujet conforme aux normes établies) peut parfois se révéler moins saine qu’un délinquant, un criminel ou un individu névrosé prouvant par ses réactions qu’il possède suffisamment de courage pour défendre son intégrité psychique » (ibid. p.111).

Ainsi, selon lui, la zone ontique est la plus importante. Elle est ce que nous attendons le plus… et cependant aussi ce dont nous avons peur. Comme si elle était devenue une zone mystérieuse, inconnue, risquée, mal vue : une zone de sensibilité, d’humanité, d’expression de l’intimité de chacun et de nous-mêmes, une sorte de sanctuaire de notre psyché dont on ne sait s’il faut le cacher ou le révéler, le déployer ou s’en débarrasser ! Nous craignons souvent que pareille chose nous rende vulnérable, ou qu’il ne s’agisse que de mièvrerie ou d’illusion, ou pire encore que ce ne soit que stupidité malsaine, dangereuse pour notre équilibre.

Le plus inestimable en Soi devient ainsi discret socialement (plus de paraître que d’être) et nous nous appuyons inlassablement sur la satisfaction des besoins « inférieurs » qui laissent béant et désespérément vide notre besoin ontique. Loin de n’être qu’un petit sommet de pyramide, c’est le fondement existentiel de tout l’édifice, sans lequel aucune satisfaction n’est vraiment aboutie. Son absence conduit à une désolante insatiabilité.

La psychologie positive s’en est émue et nous propose elle aussi un regard sur les besoins.

3.4    La psychologie positive

Apparue dans les années 70, elle s’est développée surtout dans les années 90. Elle œuvre dans le champ de la psychologie de la santé.  Nous pouvons dénombrer trois champs de la psychologie : la psychopathologie qui s’occupe des maladies, la psychologie de la santé qui s’occupe des ressources, la psychologie de la pertinence* qui s’occupe des pertinences à l’œuvre dans la psyché.

*voir sur ce site la publication de mai 2015 « psychologie de la pertinence », qui récapitule ces trois aspects).

La psychologie positive est un des outils de la psychologie de la santé. Elle est extrêmement expérimentale. Loin de n’être qu’une vision sympathique des choses, tout y est expérimenté, mesuré, démontré… comme en témoigne par exemple l’ouvrage « Traité de psychologie positive » de Martin-Krumm Charles et Tarquinio Cyril (De Boek 2011). Elle se préoccupe essentiellement du niveau de bonheur des individus.

*Voir sur ce site la publication d’avril 2012 « Psychologie positive ».

La psychologie positive aborde aussi le thème des besoins fondamentaux, par le biais de ce qui conduit au bonheur :

Besoin d’autonomie, besoin de compétence, besoin de proximité sociale [TPP p.276]

Mais nous y trouvons aussi

Le besoin hédonique (besoin de plaisir) et le besoin eudémonique (besoin de sens) [TPP p.315]

3.4.1   Le besoin d’AUTONOMIE

Il doit être entendu comme un besoin de vivre selon ses propres règles et ses propres valeurs. Autonomie vient de « auto » (par soi-même) et « nomos » (règle). Il faut distinguer le fait d’être autonome et celui d’être valide. Il peut arriver qu’une personne handicapée soit autonome (quand elle peut vivre selon ses propres règles) et qu’une personne valide ne le soit pas (quand un mode de vie lui est imposé au détriment du sien). La question se pose notamment pour les personnes arrivant en EHPAD (en maison de retraite), ou même à l’hôpital, d’où son importance dans le monde du soin. Vivre selon ses propres règles et valeurs est un des constituants du bonheur. Quand cela est frustré le bonheur est limité et même la santé peut en pâtir.

3.4.2    Le besoin de COMPETENCE

C’est le besoin de mettre en œuvre ce que l’on sait faire. Quand cela n’est pas possible, le niveau de bonheur baisse considérablement. Cela concerne bien sûr aussi le monde du grand âge mais est présent à tous les niveaux de la société, en particulier dans le mode du travail. Une personne dont les compétences n’y sont pas sollicitées peut se retrouver en souffrance, en démotivation. C’est vrai également pour un enfant (particulièrement douloureux chez les enfants dit  « à hauts-potentiels »).

3.4.3    Le besoin de PROXIMITE SOCIALE

Il fait penser au besoin d’appartenance de Maslow, mais il en est différent en ce sens où il ne s’agit pas de soumission pour être accepté, mais d’avoir une place et une proximité avec autrui (ce qui correspond plutôt à un besoin ontique). Par contre, si ce besoin est frustré il peut en résulter une soumission pour une intégration artificielle dans le groupe social.

3.4.4    Le besoin HEDONIQUE

C’est le besoin de plaisir. La notion de « besoin de plaisir » est parfois mal comprise. Ainsi, les philosophes hédonistes comme Démocrite et Epicure ne cherchaient pas les choses qui font plaisir mais avaient la capacité à trouver du plaisir dans les choses qui se présentaient à eux. De ce fait ils n’avaient pas de frustrations sur ce plan, et favorisaient considérablement leur niveau de bonheur en étant peu impactés par les circonstances. Une sagesse de haut niveau ayant une grande capacité à « être au monde » et à en vivre le meilleur. La psychologie positive a souvent insisté sur ce point où les patients sont invités à voir le beau, à s’en réjouir, et même à en témoigner de la gratitude. Il a été attesté que le niveau de bonheur et de santé en est très augmenté (résultats supérieurs aux antidépresseurs). En effet, savoir exprimer de la gratitude (Lyubomorski, 2008, p.101) est une tournure d’esprit à cultiver. Cela revient à modifier la façon dont nous nous disposons à percevoir le monde. Le traité de psychologie positive y consacre tout son chapitre 25 (p.519) :

« Le plaisir est incomplet tant qu’il n’est pas exprimé » (TPP, p.526).

3.4.5    Le besoin EUDEMONIQUE

C’est le besoin de sens. Nous sommes là à un endroit majeur, trop souvent oublié et bien identifié en psychologie positive. Quand la vie a du sens les difficultés y semblent moins éprouvantes. On pourrait presque dire qu’une vie difficile où il y a du sens, est moins éprouvante qu’une vie facile qui n’en a pas. Le besoin de sens est si essentiel que quand il est satisfait, même en circonstances extrêmes la survie reste présente.

« Des études sur l’espoir comme facteur de sens ont également montré l’influence de nos états de pensée sur la maladie […] importance de la foi inébranlable des patients dans le système de guérison […] lorsque le malade se met à espérer, son cortex cérébral gauche engendre des pensées positives qui inhibent le sentiment de peur produit par les amygdales limbiques » (TPP, p.436, 437).

Victor Frankl, médecin qui a élaboré la logothérapie, a vécu la déportation et s’est aperçu qu’en situation extrême (c’est le moins qu’on puisse dire !), les personnes qui avaient un espoir survivaient… et que dès que le sens s’effondrait, le lendemain ils mouraient. Il rapporte son expérience dans son ouvrage « Nos raisons de vivre, à l’école du sens de la vie » (Interédition 2009).

Les japonais nous proposent aussi ce besoin de sens, dans ce qu’ils nomment Ikigai. Le mot vient de Iki (vivre) et Gai (raison, motif, sens, résultat valeur, valoir la peine). L’ikigai représente :

« Le sens de la vie, ce pour quoi la vie vaut d’être vécue, le sentiment qui nous fait dire que ça vaut la peine qu’on se lève le matin, le bonheur de faire les choses pour le pur bonheur de les faire, l’accomplissement de soi et la motivation à vivre, le sentiment d’être vivant, la raison de vivre, la joie et le but de la vie » (Lemke, 2017, p.27).

Cela concerne :

« Les choses que nous aimons faire, nos points forts nos capacités ou compétences, les choses pour lesquelles nous sommes/pourrions être rémunérés ou pour lesquelles nous pouvons obtenir une contrepartie de la part des autres, des choses dont le monde a besoin ». (Lemke, 2017, p.28,29)

Nous y trouvons la satisfaction des besoins de : appartenance, compétence, hédoniste (plaisir), eudémoniste (sens), tous dans leur version subtile purement ontique. Ces préceptes conduisent probablement la vie des fameux centenaires de l’île d’Okinawa qui, à un siècle d’âge, sont nombreux à continuer à cultiver leur terre, à être autonomes, à se déplacer en vélo, danser etc. (ibid, p.35). Ils mêlent avec discernement l’autonomie (se débrouiller seul, vivre selon ses propres préceptes) et une profonde conscience de la communauté, un concernement vis-à-vis de tous. Ils vivent donc pleinement en synergie forte. Les scientifiques, dans l’étude Oshaki, se sont penchés sur ce phénomène :

Etude rapportée dans Psychosomatic medecin, sur 43 391 adultes :

« Le risque de mortalité causée par toutes les causes était significativement plus élevé chez les sujets qui n’ont pas trouvé le sens de l’ Ikigai par rapport à celui des sujets qui ont découvert un sentiment d’ Ikigai ; le taux de risque ajusté multivarié (intervalle de confiance de 95%) était de 1,5 (1,3 – 1,7). En ce qui concerne la mortalité spécifique à la cause, les sujets qui n’ont pas trouvé le sens de l’ Ikigai ont été significativement associés à un risque accru de maladies cardiovasculaires (1,6; 1,3 – 2,0) et de mortalité par cause externe (1,9; 1,1 – 3,3), mais non de la mortalité par cancer (1,3; 1,0 – 1,6) ». (Psychosomatic medecin – juillet-août 2008-volume 70-numéro 6 – p 709-715)

Tous ces besoins comportent une zone ontique constamment en arrière-plan : Nous remarquons que les besoins du point de vue de la psychologie positive concernent surtout la zone ontique ou psychosociale, mais assez peu celle des besoins physiologiques, même si ceux-ci ne sont pas ignorés. Les besoins hédoniques et eudémoniques, les besoins d’autonomie, de compétence et de proximité sociale ont été trop peu remarqués comme moteurs du bonheur, de la santé et de l’accomplissement. La psychologie positive insiste donc sur ces points qui avaient besoin d’être mis en exergue.

Maslow nous y a pourtant déjà sensibilisés au point qu’il est comme un précurseur de la psychologie positive :

« La nature est loin d’être aussi mauvaise qu’on l’a pensé. […] On pourrait dire que Freud a découvert la psychologie pathologique et qu’il reste maintenant à découvrir la psychologie de la santé » (Maslow, 1972, p.4,6)

Il a tellement insisté sur la dimension ontique, même si trop peu l’ont remarqué dans leur réduction pyramidale. Rosenberg lui, a mis l’accent sur la considération, sur l’empathie et l’assertivité (même s’il n’utilisait pas ce mot), sur le respect de l’autre et de soi-même, sur le déploiement (l’interdépendance, la célébration, la spiritualité). Henderson, outre les besoins physiologiques, se préoccupait aussi des vécus éprouvés au niveau existentiel (communiquer avec ses semblables, agir selon se croyances et ses valeurs, s’occuper en vue de se réaliser, se recréer, apprendre).

La satisfaction des besoins peut sembler bien personnelle, voire égoïste. Heureusement, la psychologie positive nous fait bénéficier d’un champ expérimental très sérieux qui nous éclaire sur ce point. Elle a mesuré que le bonheur est un bienfait social, en ce sens où il se propage :

« Dans une étude examinant le bonheur de cinq mille personnes sur une période de vingt ans, ces chercheurs ont montré que lorsqu’une personne devient plus heureuse, cette augmentation de bonheur se propage dans son réseau social et ce, jusqu’à trois degrés de séparation. Ainsi lorsque le niveau de bonheur d’un individu augmente significativement, ses amis vivant dans un périmètre de 2 kilomètres ont 25% de chances de devenir eux-mêmes plus heureux. Les amis des amis ont quant à eux environ 10% de chances de devenir eux-mêmes plus heureux, et les amis des amis des amis 5,6%. » (Leconte, 2009, p. 24).

« Les études sur la contagion émotionnelle, par exemple, montrent que les émotions positives peuvent se transférer à travers les réseaux sociaux des personnes, avec effet de ricochet des émotions positives. » (TPP, p.380).

Quant aux productions humaines, il a été démontré que le bonheur précède la réussite (et non l’inverse) et que le bonheur est source de réussite, plus que la réussite n’est source de bonheur (TPP, P.587).

« Les résultats visés, même économiques, sont souvent la conséquence du bien-être, plutôt que la cause » (TPP, p 76).

Ainsi, la satisfaction des besoins agit en synergie forte : le bonheur de chacun profite à tous… et réciproquement (quand il s’agit de dimension ontique, de bonheur authentique, et non de compensations, ce que nous examinerons ci-après).

Les nécessaires productions sociales en sont renforcées dans leur qualité. Nous sommes donc bien loin de simples considérations idéalistes et touchons un fondement essentiel objectivement mesuré.

Le fait que le bonheur des uns contribue au bonheur des autres a même été observé au plan neurologique où les émotions voyagent d’un cerveau à l’autre grâce aux neurones en fuseau par ce que les neurologues nomment « sorte de wi-fi neuronale » (p.71). Nous trouvons la description de ce phénomène dans l’ouvrage collectif « Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner »  (Boris Cyrulnik, Pierre Bustany, Jean-Michel Oughourlian, Christophe André, Thierry Janssen, Patrice Van Eersel – Albin Michel Poche, 2012 – pp. 67-78).

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4    Besoins, désirs, compensations, plaisirs et envies

Même s’il n’a pas directement parlé de besoins, nous devons à Carl Gustav Jung de nous avoir sensibilisé à notre élan d’individuation. Plus qu’un développement de la personnalité (du moi) à travers différents stades, l’individuation exprime un déploiement du Soi que l’on est. Le « Soi que l’on est » est totalement différent du « moi que l’on joue socialement ». Cet élan d’individuation est un besoin fondamental qui nous anime et qui, lorsqu’il est frustré, nous conduit à de multiples compensations pour assurer notre survie.

L’individuation du Soi ne consiste pas à « réparer » (des erreurs), ni à « développer » une personnalité (par des ajouts), mais à « déployer » cette dimension qui est déjà en nous et attend de pouvoir être au monde. Nous sommes ici proche de Maslow, avec sa dimension ontique (être l’humain que l’on a à être), de Heidegger avec l’Être (atemporel, qui déborde le Dasein [l’Être au monde]), et aussi de Carl Rogers avec son fameux « growth », ou même de Gottfried Wilhem Leibniz avec ses « monades », qui sont des « unités d’Être » en déploiement (Monadologie -1999).

En attendant de parvenir à une situation ontiquement optimum, nous voyageons entre besoins, désirs et compensations, avec aussi quelques envies dont il sera utile de comprendre le sens.

4.1    Besoins et nécessité vitale

Les besoins sont des nécessités que nous venons longuement d’aborder selon différents auteurs. Ils sont censés représenter une nécessité vitale. L’astuce de Maslow est d’avoir identifié la dimension ontique comme un besoin, et d’avoir placé les autres en physiologiques et psychosociaux. Mais l’interprétation en hiérarchie des besoins ne reflète pas finement le propos de Maslow, et encore moins sous forme de pyramide.

Il a remarqué que les besoins ontiques, quand ils sont satisfaits donnent une assise stable. Les autres ne fournissent que des apaisements temporaires, souvent insatiables. Le paradoxe étant, nous l’avons vu, que :

Plus un besoin est subtil (ontique) moins il est impérieux et plus il est impérieux (vital), moins il est subtil (quasi trivial)… la zone ontique reste néanmoins un fondement majeur.

Cela conduit à quelques contorsions pour faire face à de subtiles frustrations souvent mal identifiées. Les besoins et leur nécessité sont une chose, mais il y a aussi d’autres termes, souvent utilisés pour évoquer cette alchimie qui se passe en nous : les désirs, les compensations, les plaisirs et les envies. De belles nuances qu’il est utile de préciser.

4.2    Le désir et le manque d’étoile

Le mot désir dit bien ce qu’il veut dire : son étymologie « de-siderare » signifie « manque d’étoile » (et la regretter, comme si l’on en avait encore l’intuition, et la rechercher). Il désigne finalement bien plus qu’on ne le croit et il convient de ne pas le confondre avec les compensations outrancières utilisant les plaisirs, non pour combler notre besoin hédoniste, mais pour se « gaver » dans l’oubli sensoriel d’un essentiel ontique (étoile) qui nous manque.

Ce « manque d’étoile » est une frustration ontique que le mot « désir » évoque parfaitement. Nous le distinguons alors clairement des besoins psychosociaux  (stratégies) et tout autant des besoins physiologiques (urgences vitales).

Les poètes peuvent quelquefois en rendre compte, comme par exemple Alain Souchon avec sa chanson « Foule sentimentale »

« Foule sentimentale
On a soif d’idéal
Attirée par les étoiles, les voiles
Que des choses pas commerciales »

Nous avons une vision très floue des zones de besoins et des frustrations. Celles-ci s’enchaînent de façons surprenantes et confuses, jusqu’à en perdre la trace de notre besoin fondamental. Par exemple :

Nous manquons d’amour ou de reconnaissance (besoin ontique)… alors nous tentons de compenser ce manque existentiel par une après-midi de « lèche-vitrine » et… comme nous n’avons rien pu nous acheter (compensation non aboutie)… nous mangeons quantité de chocolat en rentrant (pour oublier l’échec de la compensation).

De telles « compensations de compensations » peuvent s’enchaîner en cascades, jusqu’à ce que nous perdions la réalité de notre frustration initiale : manque d’étoile, manque d’humanité, manque de Soi, de considération, d’amour, de reconnaissance, de justice, d’harmonie…etc. Ces besoins clés deviennent alors cognitivement imperceptibles et nous courons assidûment vers des chimères.

Dans notre exemple, la frustration qu’engendre « le fait de ne pas avoir pu acheter en shopping » est la frustration d’une compensation, et non d’un besoin. Celle-ci n’a pu dissimuler notre vide de Soi (ontique). Le chocolat lui, toujours dans notre exemple, masque seulement l’impossibilité de cette compensation et, en arrière-plan, sans que la conscience ne le perçoive clairement, soulage un peu notre frustration ontique devenue cognitivement insaisissable.

Existentiellement anesthésiés, nous finissons par être occupés par ce qu’on fait (plutôt que d’être habités par qui l’on est, et par le monde). Cela ne garnit pas notre vide d’humanité. Nous avons alors une course impossible vers des « choses » qui ne nous comblent pas car, intuitivement, notre quête est à un autre niveau dont on ne parle quasiment jamais. Les « quantités de choses » sont à l’ordre du jour, mais pas la « qualité d’être ». Là encore Alain Souchon nous en fait quelques vers :

« Oh la la la vie en rose
Le rose qu’on nous propose
D’avoir les quantités d’choses
Qui donnent envie d’autre chose

Aïe, on nous fait croire
Que le bonheur c’est d’avoir
De l’avoir plein nos armoires
Dérisions de nous dérisoires »

La compensation assure une survie en attendant mieux, mais elle ne comble jamais ce vide profond qui ne fait qu’effleurer notre conscience. Ce vide est souvent insatiable, tendant vers un « toujours plus » que rien n’apaise, car nous n’opérons pas au bon niveau. Ce que notre poète illustre bien dans une chanson plus ancienne :  

« Je donne des coups de pied dans une petite boîte en fer
Dans ma tête y’a rien à faire
Je suis mal en campagne et mal en ville
Peut-être un petit peu trop fragile »

(Souchon – Allo maman bobo)

Le vide persistant ne fait que nous montrer la route vers notre besoin réel et subtil, qui va bien au-delà des besoins physiques ou psychosociaux : notre besoin ontique.

De l’argent, une maison, un bel emploi, de la promotion et des récompenses, ne changeront rien à ce vide, et ne feront que plus ou moins nous endormir pour ne plus y penser, tout en nous compliquant la vie car coûteux et chronophages. Ce leurre ne tient que tant que notre énergie nous permet de le maintenir. Quand l’énergie s’effondre, il se manifeste une opportunité de rejoindre l’authenticité perdue. Désabusé (n’étant plus abusé par le leurre) une nouvelle sensibilité s’ouvre à la conscience… et nous percevons ce vide profond. Interprété en « dépression » (ce mot qui signifie « vide » ou « creux » reflète bien un effondrement de l’énergie). Cet effondrement de l’énergie compensatrice peut ainsi être salutaire : il invite à ne plus compenser, à nous tourner vers notre « étoile », à rejoindre l’essentiel qui est en nous et autour de nous, à rejoindre la Vie.

Alors que les désirs invitent à combler des besoins authentiques, les compensations ne sont que d’utiles illusions, parfois encombrantes et coûteuses, mais apaisantes sur le moment, tant « l’étoile » nous fait défaut. Il convient de ne pas les mépriser (car elles sont une aide à supporter le vide), mais aussi de ne pas trop s’y accrocher (car génératrices d’illusions). Il s’agit surtout de ne pas manquer ce qui appelle notre conscience au plus profond de Soi, en dépit des propositions attractives… car sinon, en nous, le vide et l’épuisement dominent… là encore Alain Souchon ne l’a pas manqué :

[…] Il se dégage
De ces cartons d’emballage
Des gens lavés, hors d’usage
(Souchon, Foule sentimentale)

Le désir nous tend vers l’étoile. La compensation nous permet d’en oublier le manque, souvent grâce à des plaisirs plus ou moins fugitifs… qui vont « laver et mettre hors d’usage » ceux qui s’y laissent prendre à l’excès, oubliant leur quête initiale.

4.3    La compensation et la mise en attente

Compenser, du latin « compensare » (peser ensemble), constitué de « cum » (avec, ensemble) « pesare » (peser).

Survivre est essentiel. La compensation nous permet de tenir en dépit de nos carences existentielles. Elle sous-entend de mettre en balance quelque chose qui « pèse autant ».  Mais comment une « chose » (pesante, de valeur objectale et mesurable) pourrait-elle tenir sur la balance face à de l’ontique (non pesant, subjectal et inestimable). Il reste toujours une sensation de « non-aboutissement ».

La compensation permet une mise en attente salutaire, et ne pose des problèmes que quand elle prend toute la place et devient une finalité. Quand elle cherche à cacher trop durablement le désir qui, lui, nous porte vers l’étoile, vers une satisfaction ontique… elle devient encombrante. Assouvir une compensation ne donne pas d’étoile, même si cela peut faire briller les yeux quelques instants. La tristesse suit même souvent le feu d’artifice. Pourtant, sans compensations, il serait difficile de supporter les carences existentielles et, dans la mesure où elles ne prennent pas toute la place, elles sont d’un réel secours.

Comme nous l’avons vu, la compensation elle-même peut être inaccessible. Nous avons alors des compensations secondaires, pour masquer une impossibilité de compensation première (les compensations de compensations !).

La conscience se perd alors en anesthésies plus ou moins profondes, emportée par ces cascades superficielles, arrivant quelques fois à une sorte de léthargie ontique. L’on peut ainsi aller jusqu’à se retrouver en même temps brillant sur le plan psychosocial (ego) et végétatif sur le plan existentiel (sans conscience). Quand l’intellect est performant et la conscience endormie, cela nous rappelle la problématique « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » rappelée par François Rabelais au XVe siècle (Pantagruel, chapitre VIII, Rabelais, 1962, p.206).

Bien-sûr toute réussite psychosociale n’est pas forcément une compensation. Heureusement ! Elle peut même être, au contraire, la conséquence d’une plénitude existentielle. Comme nous l’avons vu, les praticiens en psychologie positive ont analysé que le bonheur précède souvent la réussite (il en est la source) et non l’inverse.

« Les résultats visés, même économiques, sont souvent la conséquence du bien-être, plutôt que la cause » (TPP, p 76).

Nous sommes donc invités à ne pas tomber dans des analyses simplistes, sans toutefois négliger les pièges.

4.4    Les plaisirs et l’aboutissement sensoriel

Le mot « plaisir » vient initialement du latin « placere » (plaire).

Vers le XIIe siècle il signifie « ce qu’il plaît à quelqu’un de faire, d’ordonner » (donc l’autonomie !) puis, vers le XIVe siècle, il évoque « ce qui donne une émotion ou une sensation agréable » (donc plus hédoniste). C’est ce sens que nous avons encore aujourd’hui pour ce mot.

Les plaisirs sont une satisfaction d’ordre sensorielle. Pourtant, les hédonistes sont des philosophes profondément ontiques. Ils ont à la fois une écoute subtile de ce qui se passe en eux (ce qu’ils éprouvent) et une écoute subtile de ce qui s’offre à eux (en accueil de la ressource présente en chaque chose) … et cela face à tout, quoi que ce soit.

Contrairement à l’idée commune que l’on en a, comme nous l’avons vu plus haut chapitre 3.4.4, un hédoniste (Epicure, Démocrite) ne recherche pas ce qui lui fait plaisir… il s’ouvre plutôt au plaisir que peut lui offrir ce qui se présente à lui. Sur le plan alimentaire par exemple, il trouvera le plaisir d’un repas gastronomique… autant que celui d’un jeûne. En effet, pour l’hédoniste, ce n’est pas ce qui se passe qui le détermine, mais ce qu’il en fait, comment il l’appréhende, le rencontre, le reçoit, en capte la ressource.

De ce fait, chez un hédoniste, au-delà de l’idée de plaisir, il y a celle d’autonomie et la stabilité : il en découle un apaisement ontique. La sensibilité à soi-même, et la sensibilité au monde qui nous environne, le portent vers un accomplissement du « Soi au monde » (individuation).

Par contre, rechercher ce qui fait plaisir (et non éprouver du plaisir face à ce qui se s’offre à soi) n’est pas hédoniste. Ce n’est alors qu’un outil de compensation première ou seconde.

L’hédoniste, lui, se sent toujours comblé, toujours profondément nourritpar ce que lui offre le monde. Sans frustrations, il n’a pas besoin de compenser. Il est dans l’accueil et se trouve libre des quêtes de profit que nous trouvons dans les envies.

4.5    Les envies et la prédation

Le mot « envie » vient du latin « malvedia » (malveillant) de « invidere » (regarder d’un œil malveillant). Voilà qui reflète parfaitement les enjeux du moi (stratégie sociale pour avoir un maximum d’avantages et un minimum d’inconvénients*). C’est pleinement la zone du moi, de l’ego, dans sa version la moins sympathique.

*Freud comparait le moi à l’hydre qui, avec ses pseudopodes urticants, chasse les prédateurs et attrape ses proies (Freud, 1985, p55-56).

Les envies sont donc des expressions du moi (stratégies sociales sur le mode proie/prédateur) alors que les désirs sont des expressions du Soi (quête existentielle d’étoile). Quant aux compensations elles viennent remédier à une frustration soit au niveau des plaisirs, soit au niveau des désirs.

De compensation en compensation, les envies (convoitises) tentent de remédier à un manque de plaisirs (sensorialité et autonomie), qui masque un désir (manque d’étoile) témoignant d’une frustration ontique.

Chaque mot a sa place et reflète un bout de notre vie, du plus trivial au plus existentiel, mais toujours avec sens et pertinence au niveau des processus mis en œuvre, afin d’assurer le moins mauvais équilibre possible.

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5    Accomplissements et infinitude

Nous différencierons « profiter », qui est une « utilisation » en vue de se développer – concernant le corps et la personnalité (on dit « ça lui a bien profité ») et « s’ouvrir », « se sentir touché », qui est un accueil en vue de déploiement existentiel (on dira plutôt « il devient qui il a à être »). « Se développer » est associé aux principes de la thermodynamique (transfert d’énergie, d’information ou de matière). « Se déployer » ne soustrait rien nulle part, est libre de la thermodynamique, permet un déploiement simultané en soi et autour de soi : s’émerveiller en voyant un Être permet à la vie de se déployer en nous, en même temps que cela participe à un accomplissement chez cet Être.

5.1    Intuitions ontiques, la pensée et le verbe

Nous sommes habités par des intuitions ontiques, par l’impression d’une subtilité qui nous échappe. La mise en mots en est malaisée, le penser clairement est tout aussi difficile. Comme si cela concernait tout le monde, et cependant on n’en parle quasiment nulle part. La poésie et la spiritualité l’approchent, mais la première peut se perdre en technicité grammaticale, graphique, ou musicale, et la seconde en dogmatisations anesthésiantes. Quant à la laïcité et la science, tournées vers l’objectivable, elles manquent de mots et de moyens pour évoquer clairement cette humanité qui nous habite, car cette humanité est plus subjective qu’objectale (elle concerne plus le monde des sujets que celui des objets). De ce fait notre langage n’est pas affuté pour évoquer ce qui est ontique, et même notre pensée ne se construit pas pour en rendre compte clairement (sans doute un stade d’évolution en cours d’accomplissement). Cela reste donc évanescent, au point que la réalité ontique nous semble comme une chose faisant partie des rêves, ne comportant pas de réalité objectivable.

J’ai publié en avril 2018 « La réalité, les vérités et le Réel ». Il se trouve que la physiologique et le psychosocial concernent la réalité (mesurable, sensoriel) et que l’ontique concerne le Réel (inestimable, expérientiel). Quant aux vérités, elles dépendent des démonstrations du moment et sont régulièrement réajustées ou remises en cause. Le fondement se trouve ainsi dans le Réel qui est paradoxalement plus assurant que la réalité. Cependant, la réalité joue son rôle et ne doit en aucun cas être minimisée pour autant. C’est le croisement des deux qui fait de notre vie une vie de plénitude. Nous en avons une illustration dans ce que propose l’ancestral Tantra* (étymologiquement « métier à tisser ») où le fil de chaîne est l’Être et le fil de navette le corps… l’étoffe existentielle résultant de l’entrecroisement des deux, géré par une ontique et infatigable Pénélope).

*Il est à noter que le tantra s’occupe de l’ontique et de la sensorialité en général et pas spécialement de la sexualité qui n’en est qu’un aspect.

Ce voyage à travers les besoins et les compensations nous apporte quelques mots pour énoncer ce qui nous habite intuitivement : l’inestimable, l’ontique, le subjectal… la fameuse « étoile », le Soi, ce qui nous constitue et se déploie tout au long de notre vie.

Nous pourrons aussi en subtile sensibilité découvrir que l’ontique peut se trouver à tous les niveaux… d’où les théories et les énoncés toujours ambigus !

5.2    Ouverture ontique à chaque niveau

La difficulté est qu’à tous les niveaux de besoins, ceux-ci peuvent être soit purement physiologiques ou psychosociaux, soit mêlés d’une dimension ontique plus ou moins intriquée :

Prendre soin de son corps, par exemple, peut répondre à une urgence vitale, mais aussi refléter une délicatesse que l’on a à l’égard de celui-ci, le percevant comme un Être à part entière requérant de la considération et du respect. De ce fait il y a avec le corps une vie en connivence où, sans être ni idéalisé ni méprisé, ni instrumentalisé, il bénéficie de notre considération en heureux compagnonnage.

Prendre soin de sa vie sociale, par exemple, peut aussi correspondre à une urgence vitale, car hors de toute collectivité il est bien difficile de poursuivre sa propre existence. D’ailleurs, sans rien autour de Soi (vide absolu) que reste-t-il de Soi ? Nous l’avons vu, si l’individualisme et le collectivisme sont pernicieux, nous n’aurons pas d’individualités sans collectivité, ni de collectivité sans individualités. Le fait d’être « avec » des Êtres est donc ontiquement nécessaire, et pas seulement pour une sécurité personnelle. La dimension ontique est bien présente ici aussi.

Chercher à se distinguer, par exemple, peut être une nécessité vitale contre l’effacement que produit une tendance collectiviste. Mais oser être différent, oser être distinct sans pour autant ni se séparer, ni se mettre en supériorité, est une trajectoire d’individuation pertinente contribuant à une collectivité qui ne saurait exister sans individualités. Nous avons donc là aussi une dimension ontique sous-jacente, que désigne parfaitement le mot « assertivité (affirmation de soi dans le respect d’autrui).

La gastronomie est sensible à l’art culinaire et un chef peut être motivé par le fait rendre les gens heureux en partageant l’harmonie qu’il a su magnifier. Mais il peut aussi le faire de façon égotique pour briller personnellement et, en besoin d’estime, recevoir des honneurs. Il se trouve cependant que ce n’est jamais tout l’un ou tout l’autre !

Le sportif peut vouloir montrer que le corps mérite notre attention et peut accomplir bien plus que nous ne le croyons. Mais il peut que aussi tenter une performance qui le hissera au sommet, lui aussi en besoin d’estime sur un plan purement égotique. Cependant, pour qu’il accomplisse de tels investissements, ce ne peut être tout l’un ou tout l’autre non plus.

Je me souviens d’une patiente qui avait hésité entre deux métiers : esthéticienne ou psychologue. Puis elle a choisi esthéticienne et sa motivation était des plus intéressantes : il lui sembla juste d’écouter les gens en s’occupant de leur beauté.

Soigner sa tenue vestimentaire ou son apparence peut signifier un élan de briller en quête d’estime (à défaut de considération). Pourtant les fameux « Hommes fleurs » d’Indonésie se parent gracieusement tous les matins pour la journée, arguant que quand le corps est beau, cela donne à l’âme le goût d’y rester.

L’originalité n’est pas forcément un défi ou une tentative d’accrocher l’intérêt d’autrui, mais simplement d’offrir au monde de soi-même exister, afin d’y apporter une juste contribution, que la vie ait du sens, et que l’humain y trouve son compte.

5.3    La pertinence à l’œuvre

Après avoir parcouru les différentes approches évoquant les besoins d’un Être Humain, nous découvrons que nous ne pouvons catégoriser ceux-ci que de façon grossière, que tout se passe en subtilité. Si d’indéniables besoins premiers assurent notre survie, afin de corriger les carences qui nous mettraient en péril vital, il s’y mêle en permanence une quête ontique, hélas trop rarement évoquée.

L’humain semble dépasser ce que le cognitif sait appréhender. Le cognitif classe, organise, range, hiérarchise, et il est heureux que nous disposions d’un outil capable de cela, car de grandes réalisations en ont émergé, que ce soit dans l’art, dans la science, dans la médecine, dans l’architecture…etc.

Pourtant, une discrète dimension ontique semble aussi toujours présente. Mais comme la satisfaction d’un besoin ontique, quoique plus fondamentale, peut être différée, elle est interprétée comme secondaire. Cela nous a fait oublier que ontiquement comblés nous devenons capables de moins de vulnérabilités, de plus d’ouverture : les autres besoins devenant moins prégnants et surtout non compensatoires, nous en sommes plus libres, ils n’orientent plus toute notre vie.

Non soumis aux croyances, mais ouverts au monde, à tous et à chacun, l’existence y prend des couleurs tellement plus vivifiantes ! En toute honnêteté, il y a tout de même un peu de tristesse à voir comment le brouillard cognitif, œuvrant en cascades de compensations, retarde cette émergence de ce qu’il y a de plus inestimable en chacun de nous, perdus en anesthésies plus ou moins partielles. Mais cela a sans doute sa pertinence aussi… que nous sommes aussi censés accueillir.

La recherche reste ouverte vers une finalité non écrite, qui pourtant nous attend patiemment.

Thierry TOURNEBISE

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Bibliographie

Boris Cyrulnik, Pierre Bustany, Jean-Michel Oughourlian, Christophe André, Thierry Janssen, Patrice Van Eersel
Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner – Albin Michel Poche, 2012

Frankl, Victor
-Nos raisons de vivre, à l’école du sens de la vie- Interédition 2009  

Freud, Sigmund
Le narcissisme – Tchou Sand 1985

Leconte, Jacques
-Introduction à la psychologie positive – Dunod, 2009

Leibniz, Gottefreid Wilhelm
 -Monadologie – Flammarion, 1999

Bettina, Lemke
-Le livre de l’ikigai – secret du bonheur – J’ai Lu bien être, 2017

Lyubormiski, Sonia
-Comment être heureux et le rester –Flammarion 2008

Martin-Krumm Charles  et Tarquinio Cyril
-Traité de psychologie positive -De Boek 2011

Maslow Abraham
-Devenir le meilleur de soi-même – Eyrolles, 2008
-Vers une psychologie de l’être -Fayard 1972

Rabelais, François
Œuvres   complètes – Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Bruges 1962

Rosenberg, Marshall
-Les mots sont des fenêtres, ou bien des murs – La découverte 2002

Souchon, Alain
-Allo maman bobo
-Foule sentimentale

Liens

Liens internes

Psychologie positive avril 2012
Psychologie de la pertinence mai 2015 
Jouer ou s’amuser
  juillet 2016
La réalité, les vérités et le Réel
avril 2018

Liens externes

Virginia Henderson
publia en 1960 une théorie relative aux besoins des individus et aux soins infirmiershttps://www.psychaanalyse.com/pdf/psychologie_14_BESOINS_FONDAMENTAUX_VIRGINIA_HENDERSON.pdf

Virginia Henderson
son histoire : 30/11/1897 USA 19/03/1996
https://www.infirmiers.com/etudiants-en-ifsi/cours/cours-soins-infirmiers-virginia-henderson.html  

Psychosomatic medecin juillet-août 2008-volume 70-numéro 6-p 709-715
étude Ohsaki sur l’ikigai
https://www.translatetheweb.com/?from=&to=fr&ref=SERP&dl=fr&rr=UC&a=https%3a%2f%2fjournals.lww.com%2fpsychosomaticmedicine%2fAbstract%2f2008%2f07000%2fSense_of_Life_Worth_Living__Ikigai__and_Mortality.12.aspx

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